Les 3 leçons des gymnosophistes

Nous sommes en 326 av. JC et c’est l’une des premières fois dans l’histoire documentée que des Occidentaux se trouvent face à des Yogis.

Ascètes, Inde, Circa 1820, British Museum

Suite à leur victoire sur le roi indien Poros, les troupes d’Alexandre le Grand sont aux portes de l’Inde. Cela fait 8 ans que les soldats ont quitté leur terre natale; avant d’arriver en Inde, ils ont parcouru près de 18,ooo kilomètres. Las et fourbus, ils n’ont qu’une idée en tête : retrouver leur Macédoine et leurs familles.

Alexandre a quant à lui d’autres projets. L’Inde est la terre qui recèle le secret ultime des confins du monde… Mais devant l’obstination de son armée (et la puissance des troupes indiennes qui l’attendent de l’autre côté du Gange), il doit se résigner. C’est à ce moment de l’Histoire que prennent place les récits qui peuvent intéresser les yogis d’aujourd’hui.

Sur le chemin du retour, les Macédoniens font une rencontre improbable avec des ascètes vêtus d’espace, qu’ils appellent gymnosophistes, les “sages nus”. Ces hommes sont-ils des yogis ? Des ascètes jaïns ? Nul ne le sait précisément, mais en tous cas, ils font une forte impression sur les Grecs grâce à leur perspicacité et leur répartie parfois mordante, loin du politiquement correct. Voici racontées trois de ces entrevues entre l’Occident d’Alexandre et l’Orient des Yogis*.


La leçon de dépouillement d’Onésicrite

Voulant respecter les croyances des peuples conquis (et sans doute s’attirer toute influence pouvant lui permettre de consolider son pouvoir), Alexandre demande à rencontrer les chefs des gymnosophistes. Ces derniers se sont réfugiés dans des lieux inaccessibles : déclinant l’invitation d’Alexandre, ils lui font savoir de bien haut que c’est à l’élève de venir chercher les leçons du maître. Mais Alexandre ne se déplace pas en personne: il envoie le fidèle Onésicrite à leur rencontre.

Onésicrite est le chef pilote de la flotte d’Alexandre mais aussi un cynique réputé, élève du philosophe Diogène. Dans ses écrits, il relate sa rencontre avec une quinzaine d’ascètes qu’il trouve assis, debout ou couchés, tous se tenant immobiles dans d’étranges positions (étaient-ce des asanas ?).  Onésicrite s’approche de l’un d’eux, allongé sur une pierre. Le cynique lui fait part de l’objet de sa visite : envoyé par Alexandre, fils de Zeus, il vient s’enquérir de leur sagesse pour lui en faire rapport. L’ascète, nommé Calanos, jette un rapide coup d’œil à son interlocuteur : voyant ses bottes, son chapeau, son manteau, il éclate de rire. Avant d’écouter ses enseignements, Onésicrite devra se dépouiller de ses vêtements et s’étendre sur la pierre.

Mais qui, hormis ces ascètes, peut supporter de s’allonger nu sur le sol brûlant ? Certainement pas Onésicrite. Légèrement froissé, il repart vers la ville sans autre information que cette leçon de dépouillement, préalable à tout enseignement.

Mosaïque d’Alexandre, Pompéi, 2e siècle avant notre ère

La leçon d’humilité d’Alexandre le Grand

Mais il en faut plus pour décourager Onésicrite, qui voit en ces ascètes dépourvus de besoins de véritables Cyniques. Il part à la rencontre d’un autre de ces ascètes, Dandamis. Plus âgé et plus doux, il vivait au cœur de la forêt. Onésicrite lui transmet l’invitation d’Alexandre le Grand : si Dandamis accepte de venir rencontrer le roi en son palais, il sera couvert de cadeaux. Dans le cas contraire, il sera décapité.

Le sage Dandamis, sans même lever la tête de la paillasse de feuilles où il était allongé, lui tient ce discours en guise de réponse :

« Les seules choses qui me sont chères, ce sont ces feuilles que j’ai pour demeure, ces plantes qui me nourrissent et cette eau qui me désaltère. Toute autre possession est source d’interminables tracas, annonçant la ruine de qui les détient.  Parce que je demeure sur ces feuilles, je n’ai rien à surveiller, et je peux m’endormir tranquille… Le meilleur gîte est celui qui exige le minimum de réparations!
Rien de ce que pourrait m’offrir Alexandre ne me sera utile. Et quand bien même il me ferait trancher la tête, il ne pourra rien contre mon âme. Dis à Alexandre que Dandamis n’a pas besoin de choses, et qu’il ne viendra pas à vous. Mais si vous avez besoin de quoi que ce soit de Dandamis, venez à lui. »

Ascètes, Inde, Circa 1820, British Museum

Les dix énigmes

Alexandre a fait prisonniers dix gymnosophistes, qui avaient contribué à la révolte du roi Sabbas contre les troupes macédoniennes. Réputés pour la subtilité de leur répartie, Alexandre veut les mettre à l’épreuve avant de décider de leur sort. Leur posant des questions insolubles, il fera mourir le premier qui ne répond pas correctement, et tous les autres ensuite.

  • Lesquels sont les plus nombreux, les vivants ou les morts ?
    Les vivants, puisque les morts ne sont plus, répond le premier.
  • Qui de la terre ou de la mer engendre les plus grands animaux ?
    La terre, puisque la mer en fait partie, répond le second.
  • Quel est le plus intelligent des animaux ?
    Celui que l’homme ne connaît pas encore, répond le troisième.
  • Pourquoi les hommes se révoltent-ils ?
    Pour trouver la beauté, que ce soit dans la vie ou dans la mort, répond le quatrième.
  • Est-ce le jour ou la nuit qui a existé en premier ?
    Le jour, mais il n’a précédé la nuit que d’un jour.

(Comme Alexandre semble surpris de cette réponse, le cinquième gymnosophiste ajoute : « À question impossible, réponse impossible ».)

  • Quel est le moyen le plus sûr de se faire aimer ?
    Que, même devenu le plus puissant de tous, on parvienne à ne pas se faire craindre, répond le sixième.
  • Comment un homme peut-il devenir un dieu ?
    En faisant ce qu’il est humainement impossible de faire, répond le septième.
  • Qui est la plus forte, la vie ou la mort ?
    La vie, puisqu’elle supporte tant de maux, répond le huitième.
  • Combien de temps est-il honorable pour un homme de vivre ?
    Aussi longtemps qu’il ne juge pas la mort préférable à la vie, répond le neuvième.

Enfin, Alexandre demande au plus âgé de tous, celui qu’il avait désigné comme juge, lequel a le plus mal répondu. Le gymnosophiste répond qu’ils ont tous plus mal répondu les uns que les autres. Alexandre lui rétorque qu’il devra donc mourir le premier, pour ce jugement qui n’en est pas un : « Pas vraiment, dit le vieil homme, à moins que vous ne vouliez manquer à votre parole; vous avez dit que vous feriez mourir le premier qui donnerait une réponse incorrecte. »

Perplexe, Alexandre leur offre des présents et les congédie.


Ces gymnosophistes, qui entraînaient leur corps pour donner un surcroît de force à leurs idées, qui vivaient de rien et s’habillaient d’espace sont peut-être les premiers yogis que l’Occident connut.

Peut-on parler de choc des cultures? Grecs et Indiens avaient sans aucun doute des visions diamétralement opposées sur ce qu’étaient le monde, l’homme, la vie. Les Grecs avaient grandi en entendant raconter les exploits d’Achille, de Jason, d’Ulysse. Ils croyaient qu’on ne vivait qu’une fois, et qu’après avoir franchi le Styx, les braves gagnaient l’Élysée, le paradis des héros. Les Indiens avaient entendu une toute autre histoire, celle de Bharata. Après avoir conquis le monde entier, Bharata grimpe sur le plus haut sommet du mont Meru, centre du monde, pour y planter son drapeau. Et là, il voit, partout autour de lui, flotter des centaines de drapeaux, ceux des conquérants des temps  passés, chacun croyant clamer “J’étais là le premier!”. Bharata se sent soudain insignifiant, face à l’immensité de l’éternité…  Les deux cultures n’avaient certainement pas les mêmes critères pour juger d’une vie réussie!


Si aujourd’hui, alors que le yoga nous semble plus familier, on s’interroge parfois sur le comment du pourquoi, on se rappellera la première rencontre de l’Occident avec le Yoga.

(En ce qui me concerne, je suis plutôt contente que l’Occident ait finalement adopté le terme “yogi” plutôt que “gymnosophiste”). 


*L’histoire nous a légué au moins 4 versions différentes de ce qui arriva alors: celles de Diodore, Plutarque, Strabon et Arrien. Chacune relate à sa manière la rencontre de l’empereur et l’ascète. Les historiens modernes s’accordent toutefois à dire qu’une telle rencontre ne pouvait avoir eu lieu : pourquoi l’homme le plus puissant de l’époque s’abaisserait-il à visiter des ascètes ? Et pourquoi des ascètes s’embêteraient-ils à côtoyer Alexandre ? Quoi qu’il en soit, il est certain qu’un de ces Grecs s’est entretenu avec au moins un des ascètes, certainement par l’entremise d’un interprète perse.

13 réflexions sur “Les 3 leçons des gymnosophistes”

  1. Bonjour
    Très bel article!
    j’aime comme on ne cesse jamais d’apprendre avec le Yoga..

    Ces illustrations des gymnosophistes sont sublimes, sauriez-vous comment trouver de si belles cartes?

    merci et belle semaine :-)

    1. Merci Eliane! Ces illustrations datent du 19e s :-) Voici leur référence: Ascètes shivaïtes pratiquant tapas, 10 vignettes, 1820, Inde du Sud,
      British Museum of London
      Belle semaine aussi!

  2. Bonjour,
    Article très intéressant, Merci!
    Il y a une ressemblance frappante entre les caducées de la médecine/pharmacie… et les nadis Ida/Pingala qui s’enroulent autour de la Sushumna. Les anciens grecs airaient-ils été influencés par ces yogis?

    Namasté, Sylvia.

    1. Oui c’est vrai! La légende raconte que Dionysos lui-même rapporta d’Inde le caducée, pour le transmettre à Hermès et Hippocrate puis à tout le corps médical…
      namasté!

  3. Bonjour,
    Je connaissais un peu l’histoire de cette rencontre et la trouvais stupéfiante ; merci d’avoir apporté tous ces éléments, c’est passionnant !
    Arno

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