Que signifie « l’âge de Kali » ?

Lorsque la fin de l’ère est imminente, les hommes et les femmes mangent ce qui leur plait ; ils ne se supportent plus. Il n’y a plus personne pour apprendre, plus personne pour enseigner. Le monde est saisi par l’obscurité. À la fin de l’ère, les gens sont pauvres et la violence est partout ; personne ne donne à personne. À la fin de l’ère, les gens vendent de la nourriture, les brahmanes vendent les textes sacrés et les femmes vendent leur corps. Les hommes sont barbares, cruels, violents dans leurs actes, et ils mangent n’importe quoi, sois-en sûr. À la fin de l’ère, chacun trompe l’autre dans les transactions d’achat et de vente, pour gagner sa vie et par cupidité. Les voyageurs qui demandent le boire, le manger et le gîte ne les reçoivent pas : ils sont chassés et dorment sur le chemin. À la fin de l’ère, les nuages déversent leur pluie à contre-saison. Froidement, les hommes détruisent jardins et bosquets. La vie des créatures disparait ici-bas.

Voici, pêle-mêle, quelques caractéristiques du kali-yuga, piochées dans les descriptions de l’épopée indienne du Mahābhārata (composée vers le 3ᵉ siècle avant notre ère). J’étais tombée sur ces lignes il y a quelques années, à la bibliothèque, lors de mes recherches pour Le chien tête en bas. Je les ai recopiées.
Et oubliées. Et retrouvées.

C’est quoi, au juste, le kali-yuga, ou « âge de kali » ?

Pour appréhender le concept, il nous faut comprendre quelques éléments de cosmogonie indienne ancienne.

Dans la pensée indienne ancienne, tout est soumis à la loi du cycle, de la galaxie à la fourmi. L’univers lui-même naît, existe un certain temps, se résorbe dans le néant, puis renaît à nouveau pour connaître la même suite et la même fin. Le cycle des créations et dissolutions se poursuit, les ères se succèdent à l’infini. Éternel, le Temps suit ce mouvement perpétuel. « Il n’y a pas de fin du Temps, seulement des fins de temps* » : la fin d’un monde n’est que le prélude d’une nouvelle ère.

Chaque ère, d’une durée vertigineuse à nos oreilles humaines, se divise en quatre âges distincts, se succédant depuis la naissance de l’univers jusqu’à sa dissolution. Ce sont les yuga (à ne pas confondre avec le mot yoga) : on les appelle « jougs », probablement parce qu’ils attachent les êtres à la roue du Temps.

Les yuga portent le nom des quatre coups d’un jeu de déS indien 

  • Krita (le coup carré, parfait)
  • Tretā (le coup qui marque trois points)
  • Dvāpara (deux points)
  • Et enfin kali (le coup perdant, à ne pas confondre avec la déesse Kâlî)

Leurs pendants gréco-romains sont les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer (ou de pierre).

Dé, Mohenjo Daro, vers 2000 avant notre ère

Petite digression : Nous ne connaissons pas bien les règles de ce jeu de dés, qui ne se joue probablement pas avec les cubes à six faces que nous connaissons (et qui existent en Inde depuis la civilisation de l’Indus, comme l’atteste ce vestige !). Louis Renou, dans son Inde classique, le décrit ainsi : « Il se joue à même le sol, avec les noix du vibhīdaka en nombre variable. Il s’agit soit en jetant, soit plutôt en ramassant un tas de ces noix, d’obtenir un nombre pair, de préférence divisible par quatre. C’est le coup dit krita, “achevé”, les coups inférieurs étant la tretā, “triade”, quand il reste trois dés, le dvāpara, “autre (que le krita) à raison de deux”, le kali, “adversité” (ou nom d’un démon de l’adversité), quand il en reste un. Le jeu rigvédique paraît avoir été un peu différent. »

À mesure que les âges se succèdent, les hommes et leurs valeurs dégénèrent.

La durée d’une ère indienne est colossale : une ère, soit la succession de quatre âges, s’étalerait sur 4.320.000 ans.

Selon les conceptions indiennes anciennes, à mesure que les âges se succèdent, les hommes et leurs valeurs dégénèrent. Le premier âge est l’âge de vertu, caractérisé par une prospérité matérielle et spirituelle. C’est, selon la tradition, l’âge durant lequel le Veda fut révélé à l’humanité. Puis l’harmonie fléchit : progressivement, les hommes perdent leur paix intérieure, leur longévité et leurs vertus morales. Le dernier âge du monde, celui qui annonce sa fin, est le kali-yuga. Et c’est à ce moment que serait né le Tantra pour offrir une voie spirituelle à la portée de l’humanité déclinante, désormais bien incapable de suivre la voie des Veda. (Le Mahābhārata, l’épopée d’où proviennent les vers du début d’article, fut quant à lui, toujours selon la tradition, composé à l’ère antérieure, au dvāpara-yuga, l’âge d’airain).

Le kali-yuga est donc le temps des soucis présents. Cet « âge de Fer », comme les Grecs l’appelèrent, s’achève avec la dissolution de l’univers. Violence, cupidité et ignorance, les contre-valeurs s’imposent. Sinistre période qui, à en croire les calculs indiens, n’est pas près de se terminer ! (Précisons qu’il y a controverse parmi les astrologues : selon la majorité, il nous reste environ 327.000 ans ; selon d’autres, plus que 3 ans à subir !)

Le taureau qui perdait ses pattes

L’imagerie indienne associe les âges du monde à un taureau perdant successivement ses pattes. Le taureau représente le dharma, la Justice. Il perd d’abord la patte de l’effort sur soi-même (tapas). Pendant le tetrā-yuga, il perd la patte de la pureté (çauca). Pendant le dvāpara-yuga, il perd celle de la compassion (daya). Il ne lui reste désormais que la dernière, celle de la vérité (satya), pour persister dans le kali-yuga.

Je nous souhaite des jeux joyeux, mais surtout des lancers de dés heureux.
Les enjeux sont nombreux. De ceux qui cassent trois pattes à un taureau.

Dharma, la Justice, sous la forme d’un taureau, et la Terre, sous celle d’une vache, sont frappés par un homme personnifiant le kali-yuga.

*Extraits du Mahābhārata, traduit par Gilles Schaufelberger et Guy Vincent
*Ibid
Image : Album de 89 illustrations du Bhagavata Purana, vers 1780

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