Sommes-nous obsédés par l’alignement ?

La cuisse et le mollet à angle droit. Le genou à l’aplomb de la cheville. Le tibia perpendiculaire au sol. Chaque chose à sa place. Sur nos tapis, l’alignement occupe une place importante. On se souvient tous de l’avalanche d’informations et de nos efforts pour respecter les instructions lors de nos premiers cours. Et on a tous déjà lu -ou poussé- des cris d’orfraie sur les réseaux en repérant une erreur d’alignement sur la photo d’un modèle… “Ceux-là n’y connaissent décidément rien au yoga!”

D’où vient notre amour pour l’alignement ? Et question sous-jacente : des instructions posturales peuvent-elles être érigées en lois immuables ?

La préoccupation n’est pas nouvelle. Du temps où le yoga se pratique majoritairement assis, les textes anciens évoquent l’alignement du tronc en posture de méditation. La Bhagavad Gita conseille ainsi d’avoir « le corps, la tête et le cou au même aplomb » ; la Shvetashvatara Upanishad parle quant à elle d’avoir les « trois dressés » (c’est-à-dire la poitrine, la tête, le cou à la verticale).

Mais hormis ces instructions concernant la posture de méditation, on sait très peu de choses sur la manière dont le yoga est enseigné avant le 20e siècle. Les textes du hatha yoga sont plutôt laconiques concernant l’alignement. Et les ascètes modernes, héritiers de nos ancêtres les yogis, semblent peu concernés par l’alignement « correct » de leur posture.

Un ascète à Calcutta, 1926

Selon Daniel Simpson, divers éléments, étroitement entrelacés, ont contribué à notre amour d’une posture « parfaitement alignée ».

D’abord, l’air du temps. Au siècle dernier, on porte une attention croissante à la manière dont on se tient. On cherche à optimiser sa posture, ses mouvements ; c’est au début des années 1900 qu’est théorisée la proprioception.

Ensuite, la naissance des « cours de yoga ». Cette forme moderne d’enseignement (des cours  collectifs, donnés dans des salles spécifiques, avec instructions verbales et ajustements physiques) se coule dans le moule d’autres disciplines, comme la gymnastique ou la danse. Pour enseigner collectivement, il faut systématiser.

Le boom du yoga fait croître le besoin en professeurs, ainsi que la nécessité de devoir les former. Avant que ne se multiplient les formations (les fameux TTC), on se formait en suivant les cours de notre professeur. Avec le temps et la régularité, on apprenait. On devenait un élève avancé, puis l’assistant de notre enseignant, qu’on remplaçait lorsque l’occasion se présentait. Il n’y avait pas de programme formel. Or, le besoin est réel. On crée alors des formations spécifiques, en 200 heures. On standardise, on propose des règles d’alignement strictes, simples à transmettre et à mémoriser. Et voici nées, selon Paul Grilley, ces instructions depuis lors abondamment répétées.

Un triangle d’époque, Sitadevi, vers 1935

Mais ce vif intérêt pour l’alignement ne serait sans doute pas ce qu’il est sans l’influence d’un  maître en particulier. Dans le monde du yoga, qui dit alignement dit Iyengar. Il est l’un des premiers à avoir standardisé ses règles d’alignement, et c’est d’ailleurs l’un des critères de distinction de l’École qui porte son nom.

B.K.S. Iyengar perfectionne la posture, à l’extrême. Il enseigne avec autorité, ajuste avec aplomb, détaille les postures, les décortique, invitant ses élèves à prendre conscience du moindre détail anatomique. Rien n’est laissé au hasard : ni le positionnement du dos, ni celui des hanches, des bras, de la nuque, des doigts… Et encore moins celui des orteils.

Pour Iyengar, l’alignement parfait a des vertus insoupçonnées. Certes, il s’agit de respecter l’intelligence intrinsèque du corps. Mais c’est aussi une manière d’être pleinement présent. « Lorsque je leur hurle de tendre leurs jambes en shirshasana, impossible que mes élèves pensent à leur dîner ou à leur travail », raconte le maître. Impossible d’être perdu dans ses pensées lorsqu’on se concentre sur le moindre détail d’alignement. Certains pourront rétorquer que ces chicaneries les éloignent de l’essentiel, mais pour d’autres, cette avalanche d’instructions est précisément ce qui leur permet de rester présent.

On en vient à la question nonchalamment jetée dans l’introduction. Des règles d’alignement peuvent-elles être universelles ? Non, selon Bernie Clark, célèbre professeur de Yin yoga. Pour preuve, les différences d’alignement selon les écoles. Un utkatasana n’aura pas le même aspect en Iyengar ou en Ashtanga.

Krishnamacharya, maître et beau-frère de B.K.S. Iyengar. “Irions-nous corriger sa posture ?”

Même la célèbre injonction à garder le genou avant parfaitement aligné sur la cheville en Guerrier ou en Angle étiré ne serait pas si universelle qu’on le croit (voir le livre de Bernie Clark). Idem pour les genoux qui ne peuvent outrepasser les orteils en squat ou en Chaise. Selon la morphologie, le tonus musculaire, l’état des articulations du pratiquant, les postures peuvent connaître des variations. Vaut-il mieux faire ci ou ça ? « Comme toujours, ça dépend », répète ainsi Bernie Clark, telle une litanie, dans son ouvrage Votre Corps, Votre Yoga.

Les instructions d’alignement ont leur raison d’être : elles évitent les blessures aux genoux, chevilles, nuque ou bas du dos. Le yoga comme toute autre pratique de mouvement, qu’il s’agisse de golf ou de jogging, débute nécessairement par l’apprentissage du geste correct.

Mais parfois, l’alignement devient un dogme donnant lieu à de stériles querelles de chapelle, ou à des instructions rigides mais pas toujours cohérentes. La quête d’un alignement parfait peut causer plus de tort que de bien. On se blesse précisément en tentant de réaliser une version idéalisée d’un asana alors que notre corps n’est pas vraiment d’accord. On se blesse parce qu’on considère qu’il existe une posture parfaite attendant d’être maîtrisée.

Bien sûr, respecter son corps, c’est respecter son architecture. Pour cela, il faut le connaître, et éventuellement questionner les règles toutes faites. Les « attention », « il faut », « au grand jamais » parfois nous figent. Ils nous amènent à craindre le mouvement, à préférer ne rien faire par peur de mal faire. Et c’est bien dommage.

Pour poursuivre sur le sujet (merci Cécile pour le lien!) :

https://www.cairn.info/revue-staps-2013-4-page-61.htm?ref=doi

SOURCES
Daniel Simpson, The truth of yoga
Bernie Clark, Votre corps, votre yoga, et sa préface par Paul Grilley
Eliott Goldberg, The path of modern yoga

10 réflexions sur “Sommes-nous obsédés par l’alignement ?”

  1. très intéressant! et décrispant comme article car oui on a tendance à tomber ds “comme il se doit de faire” en forçant éventuellement sur le corps alors que, comme tu le dis, le corps n’est pas d’accord pour plein de raisons
    merci pour cette réflexion qui fera avancer la mienne

  2. merci pour cet article très intéressant.
    pour ma part, l’alignement dans les postures est important, mais simplement pour favoriser une pratique consciente, pour être dans le ressenti du corps, sans jugement.
    Ne pas “faire” la posture mécaniquement mais laisser la posture se faire “comme la main rentre dans un gant”. je pratique avec des séniors ( 80 ans), nous évoquons un bon alignement, mais jamais avec “raideur”… bien au contraire ! chacun prend en compte son corps. il devient alors un ressenti sous-jacent, afin que la pratique soit orientée vers plus de lâcher-prise, plus de calme mental.

  3. Très intéressant, je trouve comme réflexions, merci ! :-)

    Après, moi qui vient justement du yoga Iyengar, je pense que c’est important quand on parle d’alignement de ne pas oublier l’autre versant du yoga Iyengar qui est le support et c’est justement en adaptant l’alignement à la morphologie de chacun-e par le support qu’on peut, à mon humble avis de pratiquante, être dans la justesse de l’alignement sans malmener le corps quand il n’est pas en mesure de faire la posture “naturellement” (que ce soit pour des questions de bête anatomie, par exemple, moi j’ai un buste inhabituellement long et des jambes courtes et en plus je suis hyperlaxe ou pour des questions d’état physiologique de la personne)

  4. Bonjour Clémentine,
    Je t’espère en forme. Merci pour le partage qui éclaire et résonne en moi.
    Belle journée à toi.
    Clémentine

  5. Merci Clémentine pour ce partage et ces réflexions, je suis éducatrice sportive depuis plus de 30 ans avec un genou opéré à l’âge de 16 ans, grâce au yoga et autres pratiques énergétiques je peux continuer à faire mon métier mais évidemment mon corps est modifié et par conséquent la norme des alignements n’est pas respectée. Aujourd’hui je transmets une activité qui pose moins de problème vu que nous sommes souvent dans l’air, en décharge et en balancement… Je propose des activités de Hamac Yoga Fusion, où là le corps trouve ces alignements pour le confort et l’équilibre et encore moins pour l’esthétique d’une posture, on est dans le fluide et l’instinct donc en accord avec ton article.
    Bonne journée à tous

  6. Merci pour ton article. Cette question de l’alignement est crucial en effet, et ton article me fait penser à cette étude: “Les consignes comme embrayeurs d’action et de perception en cours de yoga/ danse contemporaine”
    https://www.cairn.info/revue-staps-2013-4-page-61.htm?ref=doi

    Je suis tombée dessus par hasard en faisant des recherches pendant ma formation de yoga iyengar.
    J’espère que tu auras l’occasion de la lire.
    Au plaisir,
    Cécile

  7. J’aime beaucoup l’angle sous lequel tu aborde ce sujet ! Je suis tellement mitigée sur la question, j’ai tendance, dans ma pratique à lâcher prise sur les “il faut” posturaux (bien que je fasse extrêmement attention à mes articulations.) pour autant je ne me sens pas encore prête à enseigner, du fait que justement un 200 heures est tellement léger ! Je suis tellement révoltée de voir les contenus de formation de plus en plus légers !! Tout comme de constater des mouvements trop “hard” en niveau et en souplesse… dans des cours débutants ! Avec des profs inconscients, qui semblent surtout là pour faire des démonstrations. Bref il y aurait trop a dire et je ne vais pas polluer tes commentaires ! C’est un grand sujet. Je suis contente que le yoga se démocratise mais malheureusement, comme pour tout, dès que cela devient “tendance” c’est la porte ouverte à tout. Je pense donc, que s’il faut ne pas virer à la maniaquerie extrême de l’alignement parfait, il y a vraiment une base à respecter. Propre à chacun, bien sûr et que l’anatomie et l’alignement devraient être en place centrale dans les formations !

    Voilouh !

  8. Dans le yoga postural que j’ai appris, la posture est bien exécuté lorsque la résonance avec le macrocosme est établi et que l’individu télécharge les énergies qui viennent de l’univers. La posture physique est un support pour faciliter une telle connexion.

    Uns de mes profs me dit ” This modern yoga is going to the dog with their thong about alignment. You can be flexible and good health join and still be an animal.”

  9. Merci Clémentine pour cet article dont le sujet me passionne comme beaucoup d’autres pratiquants je suppose.
    Ce livre a été pour moi une révélation, une petite claque derrière les oreilles qui en même temps m’a terriblement soulagée et ouvert grand les yeux
    En résumé, il m’a énormément plu même si je suis loin d’en avoir fait le tour
    Pour autant l’approche Iyengar et ses injonctions m’interpelle de plus en plus. Un yoga que je n’enseigne pas qui n’est pas ma source mais qui me titille aussi de plus en plus et j’ai un profond respect pour cet homme.
    Belle journée à touys

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