Une histoire d’ascète au féminin

Il était une fois, dans le sud de l’Inde, une jeune femme réputée pour son extraordinaire beauté.
On la connaîtra bien plus tard sous le nom de Karaikkal Ammaiyar.

Son père était un riche marchand. Il lui choisit rapidement un époux, à qui elle se dévoua “comme le faisaient alors toutes les femmes respectables”. Mais en son cœur Ammaiyar adorait le dieu Shiva. Enfant déjà, elle chantait à tue-tête des namashivaya. Jeune adulte, elle accueillait et nourrissait les dévots de Shiva de passage dans son village.

La ferveur de sa dévotion devint telle qu’elle lui procura des pouvoirs occultes.

Un jour, sur le chemin du travail, le mari acheta deux belles mangues à un marchand ambulant. Il les fit livrer à la maison en prévision de son prochain dîner. Cette même matinée, un ascète shivaïte affamé frappa à la porte de leur foyer. Le dîner n’étant pas encore prêt, Ammaiyar offrit au dévot l’une des mangues de son mari, avec un peu de riz.

L’heure du dîner arriva ; le mari rentra. Il mangea une mangue, puis demanda la seconde. Ammaiyar, embarrassée, adressa une prière à Shiva ; le fruit convoité apparut miraculeusement dans ses mains. “Cette seconde mangue est succulente. Bien plus sucrée que la première !”, songea l’époux. Intrigué, il questionna Ammaiyar et prit connaissance de ses mystérieux pouvoirs. L’époux prit ses jambes à son cou et s’en alla épouser une femme plus normale, dans un autre village.

Mais la désertion ne pouvait suffire à défaire les liens du mariage. L’époux, mis face à ses engagements passés, se prosterna aux pieds d’Ammaiyar en déclarant que celle-ci n’était pas une jeune femme : elle était une déesse. Lui, simple mortel, ne pouvait pas être son mari ! Pour libérer ce dernier et suivre sa vocation mystique, Ammaiyar fit un vœu à Shiva :

“Ô Shiva, puissé-je perdre ma forme de jeune femme ! Puissé-je me transformer en une femelle macabre aux seins flétris, aux veines protubérantes, aux yeux enfoncés dans leurs orbites, aux crocs saillants, au ventre racorni, aux cheveux rouges, aux chevilles osseuses, aux tibias allongés !”

Aussitôt dit, aussitôt fait. Débarrassée d’une forme de beauté qui l’encombrait, souriant de ses crocs saillants, Ammaiyar traça sa route. Direction l’Himalaya, la demeure de son dieu adoré. En chemin, elle chantait des hymnes à sa gloire, accompagnée de ses cymbales. Partout où elle s’arrêtait, elle parvint à amadouer les villageois, transformant leur terreur en adoration.

Arrivée en bas de la montagne, on raconte qu’elle se mit à marcher sur les mains, refusant de souiller de ses pieds le mont sacré.

Il était une fois une femme qui bouscula les normes de beauté. Qui renonça aux attributs que d’autres convoitent et se détourna d’un modèle de vie qu’elle n’avait pas choisi. Qui traça son chemin, sur les mains, un sourire de contentement jusqu’aux oreilles.

C’est l’histoire d’une ascète au féminin qui, selon la légende, vécut au 6e siècle de notre ère.

À contempler : Ammaiyar, fin du 13e siècle, bronze, Metropolitan Museum ; Bronze, 13e siècle, V&A Museum
À lire : Female Ascetics in Hinduism, Lynn Teskey Denton

8 réflexions sur “Une histoire d’ascète au féminin”

  1. Bonjour merci infiniment de partager avec nous toutes ces histoires magnifiques sur l’Indes. Elles nous font voyager et réfléchir et sûrement avancer .
    Namaste 🙏

  2. Merci Clémentne de nous apporter un trais de lumière ….Il n’y a pas a se cacher de rien.La nature est ainsi faite, respectons là et aimons là telle qu’elle se présente a nous….

  3. Quel beau conte ! Mais la beauté n’est pas toujours nuisible et elle n’a pas à se cacher sous de vilains traits. Merci Clémentine !

  4. Bonjour Clémentine. Quelle jolie histoire, une histoire “édifiante”…
    J’ai bien reçu ton dernier livre “Yoga, recueil de posture”. Très bien pensé, je recommande sans hésiter. Excellente idée aussi la reliure “à la Suisse”. Enfin le petit mot glissé dans le livre est la cerise sur le gâteau…
    Belle continuation à toi. Sylvia.

    1. Merci beaucoup Clémentine pour ce conte très inspirant.
      J’y vois une femme qui conquiert sa liberté et se met en accord avec sa veritable nature, en un geste humble, détaché, et généreux envers ceux que sa stupéfiante aura bouleverse.
      Ravie par ailleurs que tu te fasses moins rare depuis quelques temps !

  5. Ohhh merci 🙏 Clémentine pour ce magnifique récit. Superbe dans ces temps où l’apparence défie les qualités de cœur ♥️ magnifique de découvrir cette richesse historique 🌸💕

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