Depuis quand le yoga s’enseigne-t-il à distance ?

Dans une chemise en carton, des feuilles de papier dactylographiées, jaunies et piquées, vestiges d’une époque révolue. Dix leçons de yoga, avec dessins et textes explicatifs, et une missive personnalisée remerciant un certain Monsieur Roger, habitant la Somme, pour son versement de 8 500 francs (correspondant aujourd’hui à 200 euros selon les estimations de l’Insee).

Nous sommes en 1955 et Roger s’est inscrit à un cours de yoga… par correspondance.

Tous les 15 jours et durant 5 mois, Roger reçoit une leçon dans sa boîte aux lettres. À intervalles réguliers, un questionnaire lui est adressé par le biais duquel il partage ses avancées et ses difficultés. Précisons qu’il a également la possibilité de contacter l’institut au moindre doute concernant sa pratique, et cela à vie (avantage non négligeable par rapport à un manuel de yoga).

Voici l’un des premiers cours de yoga à distance. Au début des années 1950, le yoga commence tout juste à se répandre en France ; il est probablement difficile de trouver un professeur dans son quartier.

Le cours en question a été créé en 1953 par Philippe de Méric1, lui-même formé par Kerneïz, l’un des premiers professeurs français de Hatha Yoga. Le succès fut au rendez-vous et ce cours par correspondance contribua sans doute à diffuser le yoga dans l’Hexagone.

Zoom sur un phénomène qui n’est pas si récent qu’on pourrait le croire : le yoga enseigné à distance.


apprendre le yoga par courrier

L’éducation par lettres existe depuis belle lurette ; elle remonte certainement à l’art de l’écriture lui-même. Dans le domaine qui nous intéresse, mentionnons Sivananda de Rishikesh. À une époque où les voyages étaient moins accessibles, c’est par correspondance que le Belge André Van Lysebeth reçut les enseignements du maître. Van Lysebeth et Sivananda débutèrent leur relation épistolaire en 1949 ; Van Lysebeth ne rencontra son guru qu’en 1963, peu de temps avant la mort de ce dernier.

Lettre de Sivananda

Selon Elliott Goldberg, ce type de correspondance n’était pas inhabituel. Le chercheur rappelle que les premiers centres Sivananda en Europe furent créés par des yogis ayant correspondu avec le maître, ayant lu ses ouvrages, mais n’ayant jamais pratiqué personnellement avec lui. Au sujet des enseignements par lettres, il existe ce recueil, Letters from the Yoga Masters.

Outre ces partages épistolaires entre l’Inde et l’Occident, “de particulier à particulier”, quand a-t-on imaginé des cours systématisés à distance ?


comment est né le concept de cours par correspondance

Le tout premier cours par correspondance voit le jour en Angleterre en 1840. Il ne s’agit pas de yoga, mais de sténographie, technique de prise de notes rapide : Isaac Pitman a, le premier, l’idée d’enseigner sa méthode par voie postale, à l’usage de ceux qui veulent écrire aussi vite que la parole.

La méthode de sténographie de Pitman

Cette innovation pédagogique est le fruit de circonstances particulières : elle naît l’année-même de l’invention du timbre-poste en Angleterre, qui rend possible un enseignement basé sur le courrier.

Les cours par correspondance fleurissent alors un peu partout en Europe, d’abord à l’initiative d’organismes privés. S’il obéit à une logique économique, ce type de transmission démocratise l’accès au savoir ; il permet à certaines catégories sociales éloignées de l’enseignement traditionnel de se former ou de s’initier à une discipline sportive.

Quelle révolution cela dut être alors ! Un module de cours unique pour un nombre illimité d’élèves !

C’est dans ce contexte que l’on peut replacer les cours du Dynam-Institut, “Centre national de perfectionnement humain” spécialisé dans les cours par correspondance et basé à Paris.

Outre le Hatha Yoga, l’institut propose des cours de ju-jitsu et de musculation, “pour vous Monsieur, pour vous Madame”. Il se fait connaitre par des publicités dans la presse, notamment Paris Match. Ces pubs vintage valent l’effort de lecture. L’humain ne se refait pas : on y décèle les mêmes ressorts marketing que dans nos publicités Instagram.

En haut à droite : “Mr Philippe de Meric, expert en Hatha-Yoga, n’a qu’un seul souci : diriger ses élèves par correspondance comme s’ils étaient devant lui. Le voici, dans son bureau, au Dynam-Institut, en train de répondre au courrier du jour.

La télévision : Pratiquer dans son salon

La télévision va donner une autre dimension à l’enseignement à distance, l’affranchissant du papier et du courrier. Dès 1948, la BBC propose un programme télévisé de yoga, présenté par Sir Paul Dukes, ancien agent du MI6. Dans le monde anglo-saxon, il est désormais possible de pratiquer le yoga dans son salon, avec l’image et le son.

Si cette première émission semble avoir eu une audience plutôt restreinte, celle de l’Américain Richard Hittleman diffusée dans les années 60 cartonne. Son programme Yoga for Health présente le yoga d’une manière simple et accessible. Richard Hittleman aurait initié des millions de personnes au yoga grâce à son émission, ancêtre de nos vidéos Youtube. Curieux de découvrir son cours ? Allez voir par ici. Citons aussi la professeure britannique Lyn Marshall, qui enseigna à la télévision dans les années 1970-80.

Sir Paul Duke démontrant uddiyana bandha, BBC TV show, “Laughter and Life”, 1949, William Sumits [Crédit photo : The LIFE Picture Collection]

La révolution Internet

Le grand tournant fut bien évidemment l’invention d’Internet. Dès 1999, on peut trouver sur la toile des cours et formations diverses. Mais c’est sans doute Youtube, créé en 2005, qui rebat les cartes du partage de connaissances.

En 2012, la texane Adriene Mishler, actrice professionnelle, lance une chaîne Youtube dédiée au yoga. Chris Sharpe, son producteur et associé, avait déjà créé une chaîne à succès mettant en scène son épouse, Hilah Cooking ; avec Adriene, il souhaitait « appliquer ses compétences à l’industrie du bien-être ». Deux ans après sa création, Yoga with Adriene compte 150 000 abonnés ; aujourd’hui, 12 millions. [Crédit photo : Manduka]

Les cours de yoga en ligne auraient pu rester un phénomène satellite, s’il n’y avait eu la pandémie. Les confinements vont marquer les esprits et modifier les habitudes de vie.

  • Selon un sondage américain : avant la pandémie, seulement 9% des professeurs de yoga offrent des cours en ligne. Durant la pandémie, ils sont 86% [Rawlings & Pollen, 2020, 659 participants]
  • 58% des élèves et 73% des professeurs déclarent avoir une meilleure perception de l’enseignement en ligne après la pandémie [ibid]
  • On estime le taux de croissance annuel du secteur des cours de yoga en ligne à 12,3% entre 2021 et 2027 [Yoga Industry Statistics, 2023]
  • En France, sur 3 555 enseignants interrogés en mars 2021, 70% enseignent le yoga à distance depuis le premier confinement ; la moitié d’entre eux pense poursuivre l’expérience [Enquête menée par le SNPY].

Cela vaudrait la peine de refaire un sondage pour voir où nous en sommes, deux ans plus tard.


Une pratique peut-elle se transmettre par écrans interposés ?

S’ils semblent être entrés dans les mœurs, les cours en ligne sont parfois débattus. On déplore la perte de lien humain, l’impossibilité d’ajustements manuels, et dans les cours pré-enregistrés, l’absence d’instructions personnalisées. Comme à la télé, c’est un cours à sens unique : le professeur professe, l’élève imite.

On critique l’accroissement du temps d’écran et ses effets sur nos systèmes nerveux, la concentration des élèves vers les professeurs les plus à l’aise avec les outils digitaux, la consommation des data centers.

On craint que les cours en ligne ne nuisent à l’autonomie et à l’implication du pratiquant, qui au lieu de devenir acteur de sa pratique, se comporte en consommateur désengagé. Là où les cours collectifs fédèrent les pratiquants d’un même quartier, on craint que les cours en ligne n’isolent les individus.

Avec le chacun chez soi, on perd une synchronie : un lieu, un temps, une pratique commune. Avec des cours à portée de clic, on redoute l’ubérisation, la standardisation, l’automatisation du yoga.

La prolifération des cours en ligne ces dernières années suit la logique du marché. Publicités ciblées et positionnement concurrentiel. Apparemment, on peut “faire du yoga n’importe où”, on n’a plus à se soucier de porter une tenue branchée, des tarifs exorbitants des studios, des grands groupes, des profs barbants, de la propreté de nos cheveux ou de la fraicheur de notre haleine.
The uberisation of yoga, Sama Fabian, 2019 [extrait traduit de l’anglais]

Mais si la proposition perdure bien après les obligations de confinement, c’est qu’elle colle à une certaine réalité. Pour l’élève, le cours virtuel est souvent plus abordable, et indéniablement plus facile à intégrer dans un quotidien débordant de tous côtés. Pour l’enseignant, le numérique offre une opportunité de complément de revenus sans s’épuiser en déplacements ni dédier toutes ses soirées à l’enseignement.

À l’instar des premiers cours par correspondance, les arguments en faveur du support numérique sont : démocratisation et accessibilité. En 1953 comme en 2023, les cours à distance, libérés des horaires et des transports, se félicitent de faciliter. Certes, le contexte a changé : le quasi désert professoral de 1953 est devenu, en l’espace de 70 ans, plutôt foisonnant (en tous cas dans les grandes villes).

Le yoga n’a pas attendu Youtube pour s’enseigner à distance. Des lettres manuscrites aux rendez-vous Zoom, le phénomène n’est pas nouveau, y compris dans ce domaine où, plus que dans tout autre, nombreux sont ceux qui revendiquent une transmission en présence, incarnée, interactive.

En matière de transmission, chaque époque profite des moyens à sa disposition. La discussion est ouverte. Faut-il les célébrer ou les déplorer ? La tendance va-t-elle s’inverser pour revenir à une transmission en présence, ou au contraire se faner, rendue désuète par de nouvelles technologies telle que la réalité virtuelle ? (À l’heure actuelle la perspective de pratiquer avec un casque VR me paraît assez glaçante).

Et vous, comment aimez-vous pratiquez, comment aimez-vous enseigner ?


[1] Philippe de Méric publiera plus tard deux ouvrages célèbres, Le yoga sans postures (1973), que j’aime beaucoup, et Yoga pour chacun, que je n’ai pas encore lu.

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11 réflexions sur “Depuis quand le yoga s’enseigne-t-il à distance ?”

  1. très,très interessant.
    En Italie c’est pareil au niveau statistic.
    Yoga en ligne est un util complementaire.
    Mais pour la vrai transformation est necessaire l’esprit de sacrifice et faire des sacrifices.
    Rester dans la comoditè de sa propre maison pour le bien-etre…..
    Lo yoga ne peu etre reduit seulement a ca
    Merci encore et un embrasse Carlo

  2. Merci pour cet article très intéressant ! J’ai appris beaucoup de choses sur les ancêtres de l’enseignement du yoga à distance ! Pour une pratique équilibrée, j’aime le présentiel et la visio. J’ai débuté le yoga grâce à YouTube car justement, beaucoup de styles différents proposés, facilité de choisir ce qui convient à nos disponibilités horaires… Mais je dois bien avouer que la première fois que j’ai suivi un cours “en vrai”, j’ai été très agréablement surprise de l’ambiance, des sensations que j’avais pu avoir, impossibles à retrouver selon moi via un écran ! Alors pour moi, il n’y en a pas un mieux que l’autre, les deux sont très complémentaires :)

  3. Vraiment très intéressant (comme toujours)
    De mon côté, après des années de pratique en présentiel, puis évidemment quelques mois de distanciel “contraint”, j’ai découvert la richesse de l’offre en ligne (mais je trouve que c’est plus facile de “faire son marché” dans ce qui est proposé quand on a déjà des bases solides et qu’on est mieux à même de jauger si certain-e-s chaines youtube sont anatomiquement sûres ou pas…) qui m’a permis de tester beaucoup de formes de yoga qui ne m’étaient pas forcément accessibles autour de moi
    et maintenant… et bien je suis en train de suivre une formation 200h en distanciel et, si ça avait été un choix un peu par défaut, je suis finalement vraiment très heureuse de la qualité de cette formation, de sa rigueur et des échanges qu’elle permet entre les étudiant-e-s et les enseignantes…
    je sais qu’il va me falloir un petit moment pour m’estimer “aussi légitime” que celles et ceux qui ont été formé-e-s en présentiel, mais bon, je vais finir par passer sur ce petit syndrome de l’imposteur (qu’on traverse tou-te-s, je pense qu’elle que soit notre formation)

    d’ailleurs je vais animer mon premier cours collectif dans une petite heure, j’ai plus un poil de sec ! X_X

    Encore merci, Clémentine, pour tes articles passionnants et cette transmission en distanciel du yoga :-D

  4. Un grand merci pour votre article très interessant et qui remet le yoga en distenciel dans son histoire … que j’ignorais. De mon côté ayant commencé l’enseignement en 2020 …. il a été en zoom et uniquement avec des amis et anciens collègues. Le lien devait être présent pour moi pour pouvoir me lancer sereinement. 3 ans plus tard j’enseigne dans mon petit studio de quartier ouvert en 2021 et … rien à voir! Mais le zoom continue, 1 fois par semaine, les pratiquants sont fidèles.
    Le plus génant est que certains n’ont pas de pratique antérieure je décris, je montre mais que font-ils réellement? Je l’ignore. Je suis convaincue que rien ne vaut un cours collectif avec un enseignant qui guide et des liens qui se créent avec les autres pratiquants.

  5. Encore une fois, bravo pour votre travail de recherche et d’écriture.
    Concernant les cours sur internet il y a matière à discuter.
    D’abord, pratiquer seul demande une pratique anrérieure importante. C’est mon cas aujourd’hui, sans cette pratique de plusieurs années, je n’aurais pu continuer cette formidable pratique, d’abord par livre, et ensuite internet.
    Bien sûr , c’est l’isolement qui nous y pousse (c’est aussi mon cas…montagne isolée) , car rien ne vaut un cours collectif et le contact avec un enseignant en chair et en os, et le lien physique avec les autres pratiquants.
    L’avantage du net est de pouvoir choisir sa pratique en foncyion de son humeur et du type de cours. Tous les cours ne conviennent pas à tous.
    Bonne continuation.

  6. Très chouette article,merci.
    Pendant la pandémie j’ai remplacé tous les cours présentiel par les cours en visio.J’ai senti tout de suite que cela fonctionnait, l’énergie du groupe se faisait sentir, l’échange se faisait entre les élèves et moi. Quand je les ai retrouvé “en vrai j’ai noté un grand progrès dans l’autonomie de chacun dans sa pratique.
    Aujourd’hui je sens que pour moi ce moyen là s’essouffle et que le contact, l’échange avant ou après le cours manquent et désormais je proposerai seulement les cours en présentiel.

  7. Article très intéressant merci ! Pour moi les cours en ligne contribuent à la diffusion du yoga c’est leur point positif. Mais jamais ils ne se substitueront à la pratique en presentiel.

  8. Bonjour,
    Vraiment très intéressant, merci ! Je n’imaginais pas que le yoga à distance ait une telle histoire !
    Justement, en janvier, après hésitations multiples, j’ai mis en place des cours en visio+replay, pour des élèves auprès de qui je ne pouvais plus me rendre. J’ai un petit groupe, et j’ai été la première surprise de la qualité du lien ! Je préfère quand même le présentiel, mais je n’aurais pas cru qu’on puisse faire passer aussi bien les choses en visio. Une personne m’a demandé des cours particuliers : là aussi, c’est au final très dense pour elle comme pour moi. Je distingue la visio en direct (avec interactions, et non pas smartphone mais grand écran) du replay, équivalent du “cours par correspondance”. Dans tous les cas, je trouve ça complémentaire des cours en présentiel, dans le monde actuel. Certaines personnes osent plus facilement expérimenter le yoga ainsi. Et puis, faire un cours en visio n’empêche pas de faire aussi des cours en présentiel. Au contraire, cela peut pousser à trouver un cours en studio, faire un stage…
    Après les aléas techniques (trouver la bonne formule pour optimiser la qualité des cours) j’aime cette nouvelle expérience : adapter ma pédagogie au support visio, semer de petites graines de yoga auprès de personnes qui intégreront peut-être ensuite des cours plus conventionnels.
    Je crois que le fait que j’habite et enseigne en pleine campagne loin de grandes villes change les choses : c’est beaucoup plus compliqué de trouver un cours de yoga qui convienne, en terme de distance et de diversités de styles de yoga. Alors, si la technologie peut permettre l’accès au yoga, pourquoi pas ?
    Belle journée
    PS : C’est le premier commentaire que je dépose ici, et j’en profite pour te remercier pour la qualité et la densité de tes écrits !! ♥♥♥

  9. Je n’ai jamais pratiqué ce genre de choses, Yoga, méditation, sophrologie, relaxation, ateliers divers qu’en accompagnements et pratiques présentielles… Chaque expérience à distance (postale, audio, audiovisuelle) est et a toujours été vaine et stérile en termes de résultats..
    Sinon, j’adore cette idée :
    (…) plus à se soucier (…)de la propreté de nos cheveux ou de la fraicheur de notre haleine. (…) Le Top, Mais non, j’ai pourtant essayé…, sans intérêt.
    Ton article est très intéressant pour les aspects historiques-chronologiques, Bravo
    & Amour !

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