Comment le yoga est devenu un truc de filles

Une yogini retirée dans la forêt pour méditer, Inde du Nord, vers 1620 ©Ashmolean Museum, University of Oxford

Selon les statistiques, 70% des yogis sont en réalité des yoginis. Et il suffit de franchir la porte d’une salle de yoga (ou de regarder les couvertures de magazines) pour le constater de visu. Ici, les hommes se font rares. Bien que l’on assiste à un regain d’intérêt pour le yoga accordé au masculin (le concept de « broga » gagne de l’ampleur Outre-Atlantique), dans l’imaginaire collectif, le yoga reste associé à un public féminin.

Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi.

Dans l’Inde d’autrefois, le yoga était une affaire d’hommes.

Et plus précisément d’hommes renonçants. À l’époque dont nous parlons, on entrait en yoga comme en religion : pas de demi-mesure, soit on était yogi, impliquant qu’on consacre tout son temps et toute son énergie à sa quête spirituelle, soit on ne l’était pas.

Ces renonçants, ancêtres des yogis, s’opposaient aux valeurs traditionnellement prônées par la collectivité : ils cherchaient plus à s’abstenir qu’à obtenir. Concrètement, ils ne produisaient rien de matériel, ne participaient pas aux rituels sacrés ni à la vie en société, et ils se refusaient à créer sa cellule de base : la famille. À l’origine, les renonçants étaient des dissidents. Ce renoncement originel fut ensuite « récupéré » par la société brahmanique, voire même institutionnalisé. Le renoncement était dès lors planifié, prévu. Et dans cette société patriarcale, il n’était pas prévu pour les femmes. Plusieurs raisons expliquent cela.

Premièrement, le renoncement requiert le célibat. Une femme dans un milieu de renonçants était indésirable… justement car elle était désirable. La littérature sanskrite abonde d’exemples de rishis ou d’ascètes qui succombent à la tentation et se détournent de leur quête spirituelle lorsqu’ils sont confronté à une beauté divine… Laquelle est d’ailleurs souvent envoyée par les dieux eux-mêmes, tout jaloux qu’ils étaient des super-pouvoirs acquis par l’ascète assidu. Les textes, Shiva Purana en tête, recommandaient alors aux ascètes d’éviter la présence des femmes.

L’ascétisme impliquait de se détacher de son propre corps. Et de se tenir loin de celui des femmes.

Ensuite, la vision du rôle social de la femme était extrêmement étriquée. La femme idéale, c’était l’épouse (et conséquemment, la mère). Le renoncement n’était pas la norme pour l’homme, mais cette voie lui restait ouverte. Au contraire, la femme avait le mariage pour seule perspective. Si elle désirait faire œuvre d’ascèse, c’était dans le cadre domestique qu’elle devait l’accomplir, par exemple en se dévouant entièrement à son époux : c’est ainsi, en s’oubliant elle-même, qu’elle aussi était une ascète ! Ce n’est pas un hasard si le terme sadhvi est employé pour nommer ce genre de femme au foyer « parfaite », l’équivalent masculin étant le mot sadhu qui désigne de manière générique les ascètes (masculins). Même dans le cadre de la religion orthodoxe, une femme n’avait pas le droit d’apprendre les Vedas ni de réciter des mantras védiques.

Deux yoginis, Rajasthan, circa 1740 ©Wellcome Collection

Pourtant, les femmes renonçantes « à la manière des hommes » existaient.

Dans la Brihadaranyaka Upanishad (composée vers 700 avant notre ère), Yajnavalkya fait la rencontre de la sage Gargi, qui le questionne sur la nature du brahman. Il n’est dit nulle part que cette Gargi a formellement renoncé au monde, mais ses connaissances philosophiques absconses et extrêmement poussées témoignent de sa vie d’ascète, selon les spécialistes.

Au Moyen-Âge, citons les femmes qui se sont épanouies dans la voie de la dévotion (la grande poétesse Lalleshvari est l’une d’entre elles) : contrairement à la tradition brahmanique, le Bhakti Yoga était fondamentalement inclusif. Tout le monde a droit à la Libération, et donc à la voie du yoga, sans considération de genre ni de caste. Citons également les gourelles tantriques. Le tantra, et surtout les courants shakta (voués à l’adoration de la Déesse), étaient beaucoup plus inclusifs, et donc plus accueillants vis-à-vis des femmes : dans certaines traditions, elles sont encouragées à pratiquer, voire même reconnues gourous. Certains textes du Hatha Yoga, qui s’épanouit sur le socle du Tantra, mentionnent explicitement des pratiquantes femmes (même si les indications quant à la prise d’une posture font tout explicitement référence à l’anatomie masculine : les textes sont écrits par des hommes, pour des hommes).

Mais ces exemples restent l’exception : les femmes ascètes, les femmes yogis, étaient largement minoritaires. Elles étaient tantôt tolérées, tantôt admirées (tant qu’elles restaient l’exception), mais jamais présentées comme des modèles à suivre.

Si les femmes n’en étaient pas exclues, le yoga était dans l’Inde d’autrefois culturellement destiné aux hommes.

Encore au début du 20e siècle, apprendre le yoga en Inde quand on est une femme n’est pas chose facile. Eugenia Peterson l’apprit à ses dépens. Dans les années 30, la jeune Russe se vit refuser l’accès aux cours de Krishnamacharya : le grand maître n’enseignait pas aux femmes, sauf à celles de sa famille. Mais Eugenia ne se contenta pas d’un simple refus. Celle qui se fera connaître sous le nom d’Indra Devi était d’un tempérament têtu ! Pour prouver sa motivation, elle suivit à la lettre le régime sattvique préconisé par le maître.  En parvenant à maintenir ce régime strict dans la durée, elle affirma sa ténacité : enfin, Krishnamacharya l’accepta comme élève, elle, une femme, et de surcroît, une Occidentale !

Des années plus tard, Indra Devi s’installa aux Etats-Unis pour enseigner aux grandes stars hollywoodiennes, parmi lesquelles Marilyn Monroe et Elizabeth Arden. Cette dernière devint vite fana de yoga : elle ouvrit des cours dans son spa, le propageant comme l’incontournable routine santé-beauté.

Voilà qui a sans doute contribué à rendre le yoga glamour.

Mais ceci n’explique pas comment la discipline a connu un tel renversement de situation. Comment est-on passé d’une discipline indienne principalement enseignée à des hommes par des hommes, à une pratique moderne majoritairement féminine ? Plusieurs hypothèses entrent en jeu, ayant toutes à voir avec la façon dont l’Ouest a interprété et promu le yoga.

Au cours du 20e s, alors que le yoga gagnait en popularité, un certain type de gymnastique se développait parallèlement en Occident. Mettant l’accent sur la souplesse et la grâce du mouvement, cette gymnastique s’adressait à un public féminin, au contraire d’autres disciplines perçues comme plus viriles. Le yoga, proposant des exercices propres à l’assouplissement, fut alors, consciemment ou non, assimilé à ce que l’on connaissait déjà.

Une discipline plutôt « féminine », douce, délicate, non-compétitive.

Le broga évoqué en début d’article, un yoga remanié à destination des hommes, mise d’ailleurs beaucoup plus sur les postures qui “musclent” que sur celles qui assouplissent.

Le fait que le yoga se soit propagé par le biais d’articles publiés dans des magazines féminins a probablement amplifié le phénomène. Constant Kerneiz, l’un des pionniers de l’introduction du yoga en France, publia dès 1947 des articles dans Elle et le Journal de la Femme. En 1947, le magazine Elle titre ainsi : « Pratiquer le hatha-yoga pour rester jeune, belle, saine ». La féminisation du yoga était en cours. Une fois la machine lancée, difficile de l’arrêter : les médias et publicités ont contribué à imposer l’image d’un yoga destiné aux femmes.

Les clichés ont la vie dure.


Yoga and Women, A possible history, Agi Wittich
Female Ascetics, Brill Encyclopedia
Sadhus, Sannyasis and yogis, Brill Encyclopedia
Roots of Yoga, James Mallinson and Mark Singleton
L’espace-Monde du Yoga, Anne-Cécile Hoyez

8 réflexions sur “Comment le yoga est devenu un truc de filles”

  1. très intéressant ! comme quoi les médias ont un vrai pouvoir…
    J’ai l’impression que c’est un cercle vicieux : le yoga étant considéré comme féminin, les hommes n’osent pas se lancer (et en plus sont parfois rebutés par le cliché qu’il faut être souple pour faire du yoga !). Espérons que cet art de vivre puisse s’étendre à tous…

  2. Merci pour cet article ! Ça fait écho à une question que je me posais : j’ai toujours vu peu (ou pas) d’hommes élèves mais plutôt beaucoup (disons 50-50) dans les profs… Pourquoi ? Les hommes sont-ils naturellement si bons qu’ils peuvent devenir profs plus facilement ? Ou, plus probable, ont plus de facilité (meilleure confiance en eux, moins de difficultés financières) pour aller au bout d’une formation et enseigner ensuite ?

    1. Bonne question. Peut-être qu’ils sont culturellement moins “poussés” dans cette voie (par les médias, l’imaginaire collectif…) , et que, du coup, ceux qui suivent le chemin du yoga sont les plus persévérants, les plus motivés ?

  3. Bonjour Clémentine,
    Merci pour cet article. En tant qu’homme pratiquant le yoga je me posais la question de la sous représentation masculine dans ces pratiques. Merci pour cette réponse. Tout a un sens, un fondement.

  4. Oui je me souviens que lors des premiers numéros d’Esprit Yoga, je ne les trouvaient pas en kiosque en cherchant pourtant bien, et on m’a répondu “c’est classé dans la presse féminine !”.

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