Ces 10 mots sanskrits que tout le monde connait (vraiment ?) – Partie 1

Ces dix mots, tout le monde les a déjà entendus au moins une fois. Parfois adoptés, parfois galvaudés, ils semblent à la fois familiers et étrangers. Tour d’horizon étymologique pour utiliser ces mots sanskrits avec sens critique.

Chakras, Hamsasvarūpa, Svāmi, [190?], Wellcome Collection

1. Karma : action

En occident, on perçoit le karma comme un genre de justice cosmique qui finit toujours par nous rattraper pour nous forcer à récolter ce que l’on a semé, le bon comme le mauvais. 

  • Le terme sanskrit dérive de la racine kṛ, “faire” (cette racine est apparentée à notre français “créer”)
  • On lui ajoute le suffixe man qui produit des noms de genre neutre

Le karman désigne à l’origine l’action, et surtout l’action rituelle : le sacrifice aux dieux. Le karma est alors quelque chose de positif, car le sacrifice est l’action qui permet de maintenir le bon ordre cosmique. 

Au début du 1e millénaire avant notre ère, le karma désigne plus particulièrement l’action qui engendre une réaction. Voici établie la chaîne de causalité qui mène à la “loi de rétribution des actes”, à savoir le karma tel qu’on l’entend aujourd’hui. Plus au moins à la même époque se répand en Inde la croyance aux cycles des renaissances (le fameux saṃsāra). Le karma est ce qui nous oblige à renaître pour récolter le fruit de nos actions passées. Le karma, résidu de nos actes, est ce qui fait tourner la roue du saṃsāra. L’horizon de toute spiritualité indienne n’est pas d’accumuler du bon karma ; c’est d’échapper au cycle des renaissances en annihilant le karma. Ni bon, ni mauvais karma : zéro karma.

2. Nirvāṇa : extinction

Aujourd’hui, le mot évoque soit un groupe de grunge américain, soit un état de béatitude parfaite : atteindre le nirvana, c’est vivre un moment d’extase, le summum de ce qui peut être.

  • Le mot se construit sur la racine , “souffler”
  • Il est préfixé par nir qui indique l’éloignement ou “sans” ; nirvā peut alors signifier “cesser de souffler”, “être éteint”
  • Le suffixe ana est “le fait de (…)”

Littéralement, nirvāṇa désigne l’extinction d’une flamme ou d’une lampe. Le terme est également employé pour qualifier le soleil qui se couche. Au figuré, c’est l’extinction du feu des passions. Pour les bouddhistes, c’est la Libération : l’extinction de l’existence, la vacuité. Par extension, le terme désigne la béatitude, la félicité suprême, le calme absolu.

3. Guru : lourd

Francisé en gourou, le terme est généralement employé pour désigner la personne qui dirige une secte, ou bien, de manière souvent péjorative, le maître à penser.

  • Le terme guru signifie littéralement “lourd” (on retrouve cette racine gr dans notre mot gravité)
  • Guru s’oppose à laghu, léger

Par analogie, guru désigne le maître spirituel, sans doute car le gourou porte en lui une lourde sagesse, immuable et inamovible : c’est “un homme de poids”. Notez qu’en français, on retrouve ce double sens : gravité désigne à la fois ce qui est sérieux, réfléchi, et la pesanteur. Traditionnellement, le gourou est la personne qui transmet le mantra lors de l’initiation religieuse, et qui mène les cérémonies rythmant l’enfance et la jeunesse jusqu’à la remise du cordon sacré. Le gourou est aussi le précepteur qui explique la loi et la religion à son élève, lui enseignant les Śāstras. De manière générale, le terme désigne toute personne vénérée ou respectée, un aîné, un parent. 

4. CAKRA : roue

En occident, les chakras sont souvent perçus comme des centres d’énergie que l’on se doit de garder bien ouverts pour mener une vie équilibrée et épanouie.

  • Le terme cakra (que l’on a francisé en chakra, et qui se prononce tchakra) désigne en sanskrit la roue d’un char, et par extension tout objet circulaire : le disque solaire, un tour de potier ou encore une période cyclique.

Les yogis des temps anciens ont repris ce terme pour désigner les points de confluence énergétique du corps humain, qu’ils imaginaient animés d’un mouvement circulaire. À l’origine, les chakras ne sont pas perçus comme des organes mystiques, empiriques, que l’on trouverait invariablement chez tout humain : ils sont des points de concentration ou des grilles de visualisation guidant le pratiquant tantrique dans la création de son corps yogique : leur nombre et leur emplacement varient selon les traditions, et parfois même au sein d’un même texte selon les besoins de la pratique

5. YOGA : attelage (entre autres)

C’est sans doute le mot sanskrit le plus célèbre. Quand on pense à lui, on se voit enchaîner des postures sur un tapis. Mais que signifie ce terme et quel est son rapport avec la pratique ?  

  • Yoga dérive de la racine verbale yuj, dont l’un des sens est “atteler”. Par le jeu des langues indo-européennes, on retrouve cette racine dans nos verbes joindre, conjuguer (=unir) ou encore subjuguer (=mettre sous le joug).
  • On ajoute à cette racine yuj un suffixe a, formant des noms d’action souvent masculins. Le u se transforme en o par un phénomène d’alternance vocalique (et le j se transforme en g, mais c’est encore une autre histoire !)

Historiquement, le terme yoga désigne donc, entre autres choses, l’attelage : l’action d’atteler des chevaux à un char.

Au 3e siècle avant notre ère, la Kaṭha Upaniṣad emploie une parabole pour décrire le corps humain. Le corps est un char mené par 5 chevaux, représentant les 5 sens. Ils sont dirigés par un cocher, l’intellect, par le biais des rênes du mental. L’homme ordinaire ne maîtrise pas ses chevaux : il se laisse gouverner par eux, allant partout où ses sens le mènent. Au contraire, le sage, celui qui est “en yoga”, est celui dont les sens sont bien attelés. D’attelage extérieur, le yoga devient attelage intérieur : une méthode de contrôle des sens menant in fine à la délivrance de l’âme. 

Notez que le mot yoga, comme énormément de mots sanskrits, comporte plusieurs sens. Dans sa traduction du Yoga Sūtra, le spécialiste Michel Angot indique qu’il faut interpréter la racine yuj dans le sens de “mettre à l’arrêt”, et le terme yoga comme  “reposPour employer la même racine en français, on pourrait parler de juguler dans son sens figuré : “freiner, arrêter”, en l’occurrence les fluctuations du mental. 

Dans d’autres contextes, yoga signifie union : union du principe spirituel avec l’Absolu ou une divinité (mais pas union du corps et de l’esprit, qui est une interprétation occidentale contemporaine). 

Unir, atteler, mettre à l’arrêt… Des sens multiples qui permettent d’intégrer sous un même terme les nombreuses formes de yoga que l’histoire a connu, car l’étymologie n’explique pas tout !

Je voulais écrire un petit article court et rapide, mais je me suis un peu étalée (surtout sur le dernier) et il se fait déjà tard. La suite, c’est par ici !

Pour aller plus loin

Notes

[1] Dans le contexte des Yoga Sūtra, qui reposent sur une vision dualiste de l’univers, le yoga ne vise pas l’union ; il est au contraire viyoga, séparation. Il s’agit de dissocier le puruṣa, l’Esprit, de prakṛti, la Nature, à laquelle il est faussement lié. 

[2] Juguler dérive du latin jugulare, prendre à la gorge, qui vient lui même du mot jugulum, le cou, ainsi appelé car il relie le corps et la tête. 

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2 réflexions sur “Ces 10 mots sanskrits que tout le monde connait (vraiment ?) – Partie 1”

  1. Bonjour
    Merci pour cet article toujours bien écrit et très intéressant. J’aime beaucoup votre blog.
    Une question sur le mot Guru, j’ai lu des interprétations qui disaient que “Gu” voulait dire “ombre” et “Ru” signifiait “Lumière” et que Guru était ce passage de l’ombre à la lumière, d’éclairer un chemin. Est-ce complètement faux ?
    Merci de votre éclairage

    1. Bonjour Myriam !
      On trouve cette interprétation dans l’Advayataraka Upanishad, une upanishad qui daterait du 18e siècle. On lit :
      “La syllabe Gu désigne l’obscurité, la syllabe Ru signifie celui qui la dissipe.
      Grâce à sa capacité à dissiper l’obscurité, le Guru est ainsi nommé.”
      Il s’agit d’une étymologie ésotérique, non grammaticale. Un peu comme “hathayoga” qui serait l’union du soleil (ha) et de la lune (tha), ce qu’ils ne sont pas linguistiquement parlant. C’est ce qu’on appelle un nirukta, une étymologie “artificielle” selon laquelle on décompose un mot sans tenir compte de sa formation grammaticale. Ces nirukta font partie de la tradition indienne.

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