Le sanskrit est-il une langue morte?

Que ce soit pour réciter des mantras ou comprendre le nom des asanas, toute personne qui s’initie au yoga s’initie aussi au sanskrit. Et il est parfois difficile d’exposer avec clarté ce qu’est cette langue étrange. D’ailleurs, est-elle morte ou vivante?

En bref, le sanskrit est une langue de l’Inde, la plus ancienne qui nous soit connue. Précisons qu’il faut dissocier la langue, le sanskrit, et le système d’écriture, la devanāgarī: traditionnellement, le sanskrit était noté de diverses manières, selon le système d’écriture local ; c’est avec l’avènement de l’imprimerie que la devanāgarī fut choisie comme écriture standard pour le sanskrit.

Le sanskrit appartient à la grande famille des langues indo-européennes, au même titre que le grec, le latin, le russe, l’allemand ou encore le français. C’est pourquoi certains mots sont formés sur des racines communes, similarités qu’il est toujours amusant de noter.

Auréolé de mystère et de prestige, le sanskrit semble remonter à la nuit des temps : historiquement, on suppose que c’est vers le début du 2e millénaire avant notre ère que se sont installés dans le bassin de l’Indus (actuel Pakistan) les premiers locuteurs du sanskrit, dont on ignore presque tout. La langue va ensuite connaître deux grandes périodes.

Le sanskrit védique

Le védique est la forme archaïque du sanskrit. Il tire son appellation des textes religieux regroupés sous le nom de Veda (« le savoir »), dont le canon s’est peu à peu constitué, entre 1700 et 500 avant notre ère. On a ainsi nommé « sanskrit védique » la langue employée pour composer ces hymnes, de la même manière que l’on parle de grec homérique ou d’hébreu biblique.

Mais au début du 1e millénaire avant notre ère, le sanskrit védique n’est plus qu’une langue de lettrés. Le reste de la communauté parle divers dialectes issus du sanskrit, nommés, par antithèse, « prakrit » : tout comme le latin fera naître l’occitan ou l’italien, le sanskrit engendre des dialectes regroupés sous le nom de « moyen indien ». Citons notamment le pāli, dans lequel furent rédigés les premiers textes bouddhiques. Les parlers indiens modernes du nord de l’Inde (hindi, nepali…) dériveront à leur tour de ces prakrits.

Le sanskrit védique fait alors peau neuve: il se simplifie, se débarrasse de ses archaïsmes et de ses irrégularités pour donner naissance au sanskrit classique.

Le sanskrit classique

C’est au grammairien Panini que revient le privilège d’en fixer la norme, dès lors définitive, au 4e s avant notre ère. Son traité, l’Ashtadhyayi, fait autorité : plus qu’il ne le décrit, Panini  définit le correct usage du sanskrit. L’ouvrage, rédigé sous forme de sutra, comporte près de 4.000 règles de grammaire !

Pérennisé grâce au travail de Panini, sacralisé, le sanskrit traversera les millénaires. Exceptionnel par sa longévité, le sanskrit l’est aussi par sa stabilité. C’est le sanskrit classique qui nous est le plus familier dans le monde du yoga d’aujourd’hui.

Le sanskrit est-il une langue vivante?

On ne peut pas dire que la question soit brûlante dans les cercles yogiques, mais elle soulève des controverses, parfois féroces, notamment dans les milieux nationalistes indiens.

En 1949, le sanskrit fut inscrit dans la constitution indienne parmi les 22 langues officielles du pays. Mais dans les faits, les recensements culminent à 20 000 locuteurs… sur plus d’un milliard d’Indiens : un pourcentage infime de la population, donc ! Bien qu’il existe la rumeur de villages indiens parlant sanskrit (une légende, selon les érudits), et que des journaux et des émissions radios soient élaborés en sanskrit, peut-on dès lors parler de langue vivante?

Si l’on en croit la définition de Claude Hagège, une langue est considérée comme morte lorsque plus personne ne l’utilise pour dire « passe-moi le sel ».  Il faut ici souligner le statut particulier du sanskrit classique : il n’a, semble-t-il, jamais été une langue maternelle. Signifiant littéralement « langue raffinée, apprêtée », le sanskrit est une langue enseignée, non de la mère à l’enfant, mais dans les écoles, selon des normes fixes. C’est une langue de registre élevé, véhiculaire plus que vernaculaire. Le sanskrit classique étant réservé aux registres littéraires, culturels, scientifiques, sacrés, il est probable que personne ne l’ait jamais employé pour rectifier l’assaisonnement de son plat…

Le sanskrit est alors souvent comparé à ce que fut le latin au Moyen-Âge : langue véhiculaire, en usage dans les relations internationales des savants et des lettrés, langue de littérature, mais surtout langue de liturgie et de spiritualité.

Autre point de vue : une langue vivante se définit par le fait qu’elle continue d’évoluer. Le sanskrit nous place encore une fois dans une impasse. Depuis le traité de Panini qui en a très précisément codifié (et figé) les normes grammaticales, le sanskrit a cessé d’évoluer. Mis à l’abri de l’usage et de l’usure, le sanskrit a traversé, quasi-intact, les millénaires.

Langue vivante ou langue morte, le sanskrit est hors catégorie, et c’est très bien ainsi. Mais je ne doute pas que les yogis contribuent à lui donner vie!

Pour en savoir plus…

Michel Angot, Une histoire de la langue et de la littérature sanskrite
Louis Renou, Histoire de la langue sanskrite
Jean Varenne, Grammaire du sanskrit

14 réflexions sur “Le sanskrit est-il une langue morte?”

  1. Bonjour, en cherchant “un lien” entre le français et le sanskrit, je tombe sur votre blog.. passionnant, merci !
    Pouvez vous m’aider ? Il y a t’il un lien ?

  2. Super article. Merci ;) Toujours intéressant d’aller consulter un dictionnaire de sanskrit avant de pratiquer nos asanas…

  3. Une chose importante sans doute à rajouter sur ce descriptif passionnant avec la longévité et la stabilité: c’est le côté sacralisé. Le Sanskrit est à l’origine la langue des Dieux, c’est une langue sacrée. Le fait qu’elle soit une langue sacrée explique ses autres particularités: Inchangée pendant des millénaires, préservée telle quelle, on respecte au plus haut point cette langue qui ne peut changer, non écrite pendant longtemps avec aussi l’idée du son de la langue chargé de magie, la langue des Brahmanes. Très ancienne, c’est la grande soeur de toutes les langues indo-européenne comme le dit Colette Poggi.
    Le débat du moment est de connaître l’origine de cette langue: amenée par les Aryas 2000 ans avant JC comme on le dit depuis toujours ? Ou existant déjà en Inde avant leur arrivée ? comme le disent maintenant les autorités indiennes et quelques chercheurs… Besoin de beaucoup de recherches encore pour résoudre l’énigme. La première théorie remonte aux anglais, content de dire que cette langue magnifique vient d’ailleurs et de “blancs”. La 2ème théorie plus récente vient des indiens qui souhaiteraient que leur langue sacrée soit d’origine, avec la civilisation de l’Indus, avant l’arrivée des Aryas. Mystère… avec l’influence des enjeux politiques… Archéologues aidez nous !!

    1. Merci Alain d’avoir si bien exprimé l’aspect sacré du sanskrit (sa nature même) et les enjeux de l’origine de la langue. Pas toujours évident d’y voir clair quand des considérations politiques se mêlent à la vérité historique!

  4. Merci clémentine pour tous ces articles passionnants. “Passe moi le sel rose de l’Himalaya ” devrait on dire en sanskrit 😉 je me permets juste une remarque. Parler du “chinois” reviendrait à parler de “l’indien”. Cela ne remet en rien en cause l’intérêt de cet article comme d’habitude précis et accessible. Un grand merci pour ton travail

  5. Merci pour cet article très intéressant et oui le sanskrit est une langue indo-européenne…. Je la chante comme du latin, les bhajans sont comme du gregorien….. La langue native des chants est promordiale dans le zen aussi. L Hannya Shingyo se compose de chinois ancien, de japonais ancien et d un peu de sanskrit a la fin…. La langue nous permet de mieux nous immerger dans ces traditions millénaires…. Il est toujours important de savoir d ou l on parle.

Répondre à Aurelia Guitard Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Retour haut de page