Comment on enseignait le yoga dans les années 40

Cela faisait des mois que les livres s’amoncelaient. Les histoires et les recettes, les personnages de BD et de roman se mélangeaient. Certains ouvrages s’ennuyaient sur mes étagères, attendant de trouver de nouveaux propriétaires.

Bref, il était temps de ranger ma bibliothèque.

C’est là que je suis tombée sur un petit trésor. Des livrets presque oubliés, au charme suranné : une série de fascicules sur le Hatha Yoga, publiée entre 1946 et 1954. Douze livrets d’une soixantaine de pages chacun, consacrés à divers aspects du yoga, rédigés par un certain C. Kerneïz.

La formule de base du Hatha Yoga est, sur tous les plans : transformer en conscient et volontaire ce qui est inconscient et involontaire, réflexe ou instinct.

C. Kerneiz, La vie dans la cité

Qui se cache derrière cette plume ?

À mon grand regret, je n’ai pas trouvé de photos de l’auteur pour illustrer cet article. Mais les éléments à notre disposition nous permettent de dresser le portrait d’un curieux personnage.

L’auteur de ces ouvrages, qui naît en 1880 sous le nom de Félix Guyot, choisit son nom de plume en hommage à sa mère bretonne. Philosophe de formation, Kerneïz est aussi astrologue, journaliste, conférencier et écrivain. Ayant choisi de vivre sans chauffage, il éloigne les coups de froid à grand renfort de postures et de respirations du yoga. Nous ne savons presque rien des cinquante premières années de sa vie : Kerneïz entretient le goût du mystère propre aux milieux occultistes dans lesquels il évolue. Nous supposons qu’il apprit le yoga à Londres auprès d’un maître indien.

Dans la France de l’entre-deux-guerres, Kerneïz écrit des articles d’astrologie pour diverses revues, dont le magazine Elle. Installé à Paris, il est semble-t-il déjà connu des curieux désireux d’approcher la philosophie indienne. Dans les années 1930, il donne des conférences, des consultations, et peut-être déjà des cours de Hatha-Yoga. C’est en effet à cette époque que la pratique du yoga fait doucement son entrée en France.

Pendant la guerre, Kerneïz est recherché par les Allemands pour avoir prédit, à la lumière des astres, la chute d’Hitler : selon son analyse, la configuration céleste à la naissance du futur dictateur lui assure magnétisme, esprit de grandeur et d’aventure, mais la position de Mars est faible, signe de capacités guerrières fragiles. Cependant, malgré ses funestes prédictions vis-à-vis de l’occupant, Kerneïz n’est pas inquiété outre mesure.

Enseigner le yoga dans les années 40

Après la guerre, Kerneïz commence à organiser des cours collectifs, en petit comité, dans son appartement du 14e arrondissement. Pionnier du yoga en France, il est peut-être le premier professeur de Hatha Yoga français. Il enseigne à ses élèves, en séances d’une heure, des contractions, des rotations, des échauffements, puis de nombreuses postures assorties de beaucoup d’explications. Les postures sont démontrées par ses élèves les plus souples, dont Madeleine Richardeau (la modèle posant sur les fascicules montrés ci-haut) et les cours se donnent en soirée, avant le dîner, ou le lundi en journée, jour de repos de la démonstratrice de postures. Malgré ses nombreux élèves, Kerneïz refuse de gagner sa vie par l’enseignement du yoga. Mais son rôle le plus déterminant pour notre histoire du yoga en France est son activité d’écrivain.

En 1936, Kerneïz avait publié Le Hatha-Yoga, sous-titré L’Art de vivre selon l’Inde mystérieuse. Dans le titre, le ton est donné. En bon journaliste, Kerneïz connait les mots qui plaisent à son public. Il mise sur l’exotisme, présentant le Hatha-Yoga comme une science quelque peu secrète venue de l’Inde mystérieuse.

Le yoga est-il importable en Occident ?

L’entre-deux-guerres est une époque charnière dans l’histoire du yoga en France. On hésite, on se questionne, on débat par publications interposées : le yoga est-il « importable » en Occident ?

Pour certains érudits, le yoga est un sujet d’étude passionnant, mais sa pratique est réservée à sa culture d’origine. C’est une discipline que l’on étudie de l’extérieur ; c’est une pratique réservée aux « autres », c’est-à-dire aux Indiens.

En 1936, l’année même de la parution du livre de Kerneïz, on lit ainsi dans la préface de la traduction française des Yogas Pratiques de Vivekananda une mise en garde radicale contre le Hatha-Yoga, assortie du péril encouru par ceux qui s’y aventurent. Jean Herbert avertit ses lecteurs : « Il faut cependant les déconseiller [le Hatha-Yoga et les yogas tantriques] de la manière la plus énergique à tous les Occidentaux. Nombreuses sont déjà chez nous les pitoyables victimes qui ont été conduites à la folie, à la tuberculose, à des troubles cardiaques et à des désordres sexuels violents pour avoir fait des exercices d’āsanas ou de prānāyāmas décrits dans des livres. » Les postures et les respirations du Hatha-Yoga seraient dangereuses pour les Occidentaux qui, à la différence des Indiens, n’ont pas été préparés par « de nombreuses générations de discipline intérieure, de végétarisme et d’abstinence ».

Mais pour d’autres, le yoga a quelque chose d’universel ; Kerneïz fait partie de ceux-là. Voici ses mots.

Ce qui fait l’essence même de l’enseignement du Maître est aussi actuel dans l’Europe d’aujourd’hui qu’il l’était dans l’Inde de jadis ; il demeurera actuel tant qu’il y aura des Hommes, parce qu’il n’est pas lié à une forme fugitive de civilisation, mais parce qu’il exprime la nature humaine véritable telle qu’elle est et doit être. C’est en réalité trahir sa doctrine que de la présenter sous un exotisme archaïque.

C. Kerneiz, La vie dans la cité

Comment le yoga est devenu un art de vivre

Importable, certes, mais sous certaines conditions. Selon Kerneïz, pour que le yoga puisse être pratiqué en Occident, il doit être dépouillé de son objectif spirituel et brahmanique, épuré de ses rites et de ses pratiques « exotiques » ou dangereuses aux Occidentaux novices.

Le Hatha-Yoga, d’un préalable au yoga, chemin vers l’Absolu, peut être pratiqué pour lui-même, comme un “art de vivre”. Les mots sont bien choisis. Le Hatha-Yoga, dont le nom sanskrit porte les notions d’effort, de violence, d’obstination, devient une pratique agréable et légère, une discipline hygiénique qui procure vigueur et santé. Routine prophylactique, le yoga permet de vivre vieux et de rester jeune.

Ce n’est pas parce que nous vieillissons que nos articulations perdent leur souplesse ; c’est parce que nos articulations perdent leur souplesse que nous vieillissons.

C. Kerneiz, La Maîtrise du corps

Cette “vision doucereuse du yoga”, selon les mots de la spécialiste Silvia Ceccomori, est faite pour séduire. Et elle plaît. (Nous sommes là pour témoigner de son succès !)

C’est plus ou moins à la même époque que la journaliste Louise Morgan popularise la Salutation au Soleil en Angleterre : s’adressant davantage aux Anglaises qu’aux Anglais, elle présente l’exercice comme une véritable cure de beauté et de jouvence. Car si le yoga est popularisé, il est aussi féminisé. Le tournant vers un yoga moderne s’était opéré en Inde au début du 20e siècle [1], mais la féminisation du yoga est liée à l’histoire du yoga en Occident.

Dans la première moitié du 20e siècle, alors que le yoga gagne en popularité, un certain type de gymnastique se développe parallèlement en Occident. Mettant l’accent sur la souplesse et la grâce du mouvement, cette gymnastique s’adresse à un public féminin, au contraire d’autres disciplines perçues comme plus viriles. Le Hatha-Yoga, proposant des exercices propres à l’assouplissement, est alors, consciemment ou non, associé à une discipline “féminine”. Souvenons-nous que Kerneïz publie régulièrement dans le magazine Elle, lançant aux côtés de Maryse Choisy la mode d’un yoga pour les femmes. Dans un numéro paru en 1947, Kerneïz enjoint ses lectrices à pratiquer le Hatha-Yoga “pour rester jeune, belle et saine”.

Une discipline cosmétique, certes, mais venue de loin et des temps anciens : le Hatha-Yoga serait “la plus ancienne des cultures physiques”, la plus vieille gymnastique du monde, entretenant un mythe encore vivace de nos jours. Mais ça, c’est une autre histoire !

Un yoga à l’occidentale

Kerneïz contribue à créer un yoga à l’occidentale. Son influence sera immense en France. Par ses enseignements, il est l’un des guides de Lucien Ferrer, et, par ses écrits, du Père Déchanet (auteur, dans les années 60, du Yoga chrétien en 10 leçons). En tous cas, je suis ravie d’avoir retrouvé ces livres.

Témoignages d’une époque où la pratique commençait tout juste à se répandre en France, ils appartiennent à l’histoire du yoga : notre pratique actuelle doit beaucoup à la façon dont les pionniers du yoga en Occident ont perçu cette discipline alors exotique. Outre leur intérêt documentaire, ces livres se lisent avec bonheur. En dépit de leur grand âge, leur style, lui, n’a pas vieilli.


[1] Le terrain favorable à l’exportation du yoga postural avait déjà été préparé en Inde dans les années 1920. Yogendra et Kuvalyananda avaient fait du Hatha-Yoga une méthode thérapeutique ou prophylactique, une routine accessible à tous, et non plus à une poignée d’ascètes initiés. Yogendra avait créé les “cours” de Hatha-Yoga, tandis que Kuvalyananda avait étudié les postures et les respirations du yoga avec les outils de la science moderne.

SOURCES

Ouvrages de Constant Kerneïz
Cent ans de yoga en France, Silvia Ceccomori
Années 1920 : L’irrésistible vogue du yoga, BnF

13 réflexions sur “Comment on enseignait le yoga dans les années 40”

  1. Ping : Depuis quand le yoga s’enseigne-t-il à distance ? – 3heures48minutes

  2. Bonsoir et merci Clémentine pour le partage.
    Je ne connaissais pas ce monsieur. J’y retrouve ma pratique dans certains aspects et pourtant elle est très influencée par mon récent long séjour indien.
    Douce soirée,
    Clémentine

  3. Waouh !!!! Merci beaucoup pour cet article 😃🙏🏻Car ma prof de yoga ( qui a 89 ans maintenant) me les avait offert il y a quelques temps ! Et je n’avais pas cherché leur histoire, alors super d’avoir poussé la recherche et les réflexions à leur sujet, Namaste 🌸🕉

  4. Merci Clémentine.
    Il y a un intéressant livre publié par les Editions Almora qui fait référence à Constant Kerneïz : Histoire du Hatha-Yoga en France, passé et présent, écrit par Marc-Alain Descamps.
    J’ai ce livre sous le yeux. Il y a d’ailleurs une photo de ce personnage, de son vrai nom Félix Guyot.

  5. Bonjour Clémentine , très intéressant ton article .Comme toujours on apprend plein de choses sur le yoga . Merci ! Et je confirme ce qu ‘écrit Kerneiz de simples postures ( je pratique un yoga de base , la salutation au soleil , plus quelques asanas simples ) apportent de grands bienfaits !

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